vendredi 24 juillet 2015

Un été américain - Deuxième partie

Un été américain (suite et fin)


Dinners.

Dans le plus humble des restaurants populaires d'Amérique, vous devez attendre qu'un serveur vous installe. C'est là que l'Amérique redevient cette vaste table où s'abreuvent ceux qui ont soif et sont rassasiés ceux qui ont faim. Sourire et sympathie aux fontaines à sodas, aux comptoirs des US gargotes, surprise de vous y rencontrer, Parisiens, tellement différents. Les pauvres n'y sont obèses que de venir de terres où ils manquaient  de tout et de découvrir l’opulence soudaine d'une table ouverte, presque offerte. Au Texas, j'ai fumé dans des bars, bu du thé glacé et au moment de payer, reçu un sourire en partage : «  Vous n'avez pas mangé : it's free. »  

Melting-pot.

Au Texas, j'ai vu des Latinos heureux, des péons partageant un spectacle de rodéo avec des natifs. D'un côté, l'autre de la frontière, les vaches se capturent avec les même lassos et les jeunes garçons se plaisent à tenter de dompter les mêmes chevaux sauvages. J'ai fait halte à Pécos et dormi à l'Ouest du Pécos. Pas un hôtel, pas un café sur plus de deux cents kilomètres. À Pécos, j'ai vu des vaches ridiculiser des cow-boys fringants et j'ai hurlé avec la foule quand l'une d'elles, triomphe de la jeunesse, se prenait enfin au lasso. J'ai vu des cavalières, fières jeunes filles, filer comme l'éclair entre des obstacles  dans leurs tenue d'or et d'azur  et des garçons tenir plus d'une minute sur le dos d'un devil, taureau ou cheval. Je sais à présent ce que signifie OK Corral.  Cela signifie « Prêt ? ». Je suis aussi allée à Tombstone, Arizona, sur les traces de Victor Mature, le Doc Holiday de la version de Ford,  My Darling Clementine... Val Kilmer était excellent lui aussi dans la version de 1993, mais l'émotion moindre, la faute à la couleur sans doute. Évidemment, l'endroit était grotesque. Aucun moyen d'éviter le saloon de pacotille où de vieilles serveuses en guêpières et des  cow-boys de dixième zone jouaient les figurants. Mais bon, je peux dire que mes pas ont foulé la poussière où passèrent les frères Arp, offrant au bien commun leur sueur et leur vie pour qu'en dépit de tout naisse une nation.  J'ai vu dans  une arène  des soucheux et des latinos,  debout sous le soleil, têtes nues, chapeau sur le cœur, entonner d'une seule voix l'hymne américain, ce n'était pas à Woodstock, aucune saturation des basses ni distorsions des sons, seulement en 2012 à Pécos, Texas, le chant des pauvres gens, heureux dans leur misère de se sentir encore one of them, quelqu'un, poussières d'étoiles sur une bannière. Vue d'ici, la chose donne à sourire, quand aucun de nos athlètes ne chante plus La Marseillaise. Que voulez-vous ? Ici, même  nos têtes pensantes en contestent qui les paroles, qui le jacobinisme, qui le souvenir martial qui présida à sa composition, tandis que le pays se meurt sans que personne ne songe à troubler son agonie. Peuple trop impatient de le livrer, entier, à la diversité, à la confusion ou au parti de ceux pour qui un Empereur, un Président, né en France de parents étrangers, demeure l'incarnation du métèque, du diable.   

Californie.

En Californie, tout sourire avait fui, la faute à la Modernité, le modèle européen a triomphé. À L.A., j'ai vu le gay Marais, ses drapeaux arcs-en-ciel, des femmes anorexiques et solitaires baladant leur chien, des restaurants où l'on picore pour trente dollars au lieu de quatre une nourriture saine, bio et allégée, une nourriture de postulants à la haute gloire d'immortels. En Californie, foin du culte des âmes, seul le culte du corps. À la tombée du jour sur Sunset Boulevard éclatant de splendeur, à profusion, des atomes, misérables avatars humains, footinguent, et vers quelque endroit que l'on lève les yeux, ce ne sont que  corps livrés aux souffrances des arts martiaux, du yoga, aux martyrs du développement personnel. Dans les immeubles, sur les terrasses, jusque sur les  toits, au lieu des merles moqueurs du cher Texas, une forêt de bras et de jambes tendus. Avec le temps,  à l'instar  de Churchill,  je me surprends à détester ces nouveaux Onan, boudins mâles en quête de confiance en eux ou beaux garçons qui n'ont su rendre grâce de leurs dons, devenus si semblables aux dames, contraintes de demeurer fermes et belles  en dépit de l'exactitude de la chronobiologie. Il me semble même qu'un supplément de narcissisme les rend plus veules et plus faibles que ne l'est l'humanité moyenne. C'est peu dire. Comme un élan vers l'autre brisé, un soupçon d'autisme contemporain. Chacun ici frappe au portillon dans l'effroi de s'entendre crier « Au-delà de cette limite, votre ticket n'est plus valable. » Seul le culte des âmes me convient. Je n'irai plus en Californie, hormis pour m'enivrer de sa végétation et attendre la mort devant les rouleaux d'écume de Pacific Palissade ou de Big Sur, bercée  par  la rude  voix de Frère Océan du cher Romain Gary. J'éviterai désormais Venice et ses comptoirs sanitaires de vendeurs de marijuana thérapeutique. Venice, ses marchands de babioles psychédéliques... Comme j'éviterai tous les sites d'exception, tous les lieux à l'otium dédié où sévit aujourd'hui le très honteux negotium et réclamerai refuge aux rares forêts et aux plus rares  déserts encore oubliés des humains. Avant de quitter Venice, je me suis aperçu qu'ici, en Amérique, les obèses avaient cessé de m'écoeurer. Il me semblait soudain voir en eux des éléphants errant dans une futaie de très anciens séquoias et je songeai, la faute à la théorie des climats sans doute, qu'à un si grand espace, la minceur sied mal.   




Arizona.  


De Vegas où je fus pour complaire à ma fille, je ne dirai rien. La cité-mirage constitue l'essence même du péché humain, quand les palais de marbre et de stuc, les tentures et les ors ne servent que les intérêts de quelques-uns et non plus de socle à une civilisation ni de vierge terrain offert aux artistes véritables afin qu'ils y  exercent leur don en vue du bien commun. Tout compte fait, je préfère les savoir rivaliser avec la création d'un dieu qui n'existe pas que d'assister à l'infinie reproduction du veau d'or ; et puis il m'est impossible, songeant à cette anti-cité, de ne pas établir l'atroce parallèle. N'étant pas Léon Bloy, je n'y vois aucune coïncidence raisonnable, seulement la plus violente des ironies, la plus terrible des apories. Où meurt le sens devrait gîter l'insignifiance, et pourtant ! Moïse notre maître est reconnu égyptien par Freud, des gangsters juifs créent Vegas-Babylone, justifiant d'une certaine manière le stéréotype antisémite, à l'instant précis où commence la tentative d'extermination des juifs d'Europe. Opération à demi ratée seulement, tant l'Europe et le monde vont se trouver contaminés. D'un désert l'autre. Quelques années et un bon nombre de cadavres plus tard, le 15 mai 1948  –  Rommel ayant dû se donner la mort sur l'ordre de son Führer, la jonction avec l'armée de la nation arabe à naître ayant échoué –  un million de résidents juifs nés ou arrivés en Palestine sous mandat britannique deviennent citoyens du jeune État d'Israël. Dès lors, les portes de la guerre sont demeurées ouvertes et la haine est revenue avec une égale violence. Vegas, miroir d'un monde où le signe s'est substitué à la chose, m'effraie, France-Europe miniatures, le monde bientôt ne sera plus qu'une très vaste grève, peuplée ça et là de réserves humaines où des hommes-enfants vagueront dans de gigantesques parcs d'attractions. La voici la caverne platonicienne, l'ombre de ce qui fut histoire et civilisation projetée sur un mur où l'homo sapiens pour jamais aura cédé la place à l'homo insanus.

Sarah Vajda

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